Croissances et déclins industriels

Publié le 12 Avril 2015

 

Un exemple nivernais (1952-1958)

 

Le milieu industriel nivernais présente trois traits caractéristiques :
-la prédominance traditionnelle de l'industrie métallurgique : il n'existe pratiquement pas de fabriques de textiles. Deux usines textiles créées à Nevers vers 1930 ont fait faillite et leurs bâtiments ont été repris par des entreprises métallurgiques.

-La coexistence de grosses unités de production et de très petits ateliers : dans le groupe de Nevers, à côté de trois fabriques de 2 000 personnes et plus, subsistent 6 entreprises de 100 à 500 ouvriers et une dizaine d ateliers quasi artisanaux de moins de 100 ouvriers.
-La tradition d'instabilité des petites entreprises métallurgiques depuis un quart de siècle : les faillites, réorganisations, fermetures temporaires ont toujours été de règle en Nivernais, où les crises économiques ont des répercussions très sensibles sur les petites entreprises « marginales », inadaptées aux conditions du marché et sans réserves financières.

Ces faillites ont porté principalement sur des usines « décentralisées » bien avant 1950. Dès 1919 des entreprises de la région parisienne venaient s'installer à Fourchambault, où elles trouvaient de grands bâtiments d'usine et une main-d'œuvre importante; peu avant 1939 des entreprises d'armement se replièrent en Nivernais. La plupart de ces entreprises ont fait faillite entre 1948 et 1951 : il apparaissait bien avant 1950 que la décentralisation industrielle ne payait guère.

On assista pourtant à des implantations industrielles nouvelles, ou à des extensions d'entreprise : en particulier l'installation en 1950 d'une fabrique de Vespas à Fourchambault, et le développement à partir de 1955 d'une usine de la Thomson-Houston à Nevers consacrée à la fabrication d'appareils frigorifiques. La Société Thomson avait repris dès 1939 une fabrique de textiles artificiels et installé une usine d'hélices d'avions à pas variable, puis d'obus.

Ces deux entreprises, qui occupaient chacune plus de 2 000 ouvriers, viennent de subir une crise grave en juillet-août 1958 : la première a dû être partiellement fermée, l'autre a opéré d'importants licenciements.
Le renversement de conjoncture a été d'autant plus brutal que le Nivernais était en pleine expansion des investissements et que la tension était considérable sur le marché de la main-d'œuvre, la demande d'ouvriers spécialisés se trouvant très supérieure à l'offre : cette tendance au suremploi aurait empêché plusieurs entreprises de s'installer dans la Nièvre.

Sans doute la crise n'est-elle que temporaire. Mais elle mérite qu'on y attache quelque attention. Il ne s'agit pas tant de dénoncer les échecs de la décentralisation industrielle — comme dans d'autres régions — que de souligner l'instabilité de la grande entreprise étroitement dépendante du marché et conçue avant tout comme une spéculation.

 

La Société A.C.M.A. a été formée en 1950 pour fabriquer en France sous licence italienne, des scooters de type «Vespa». Elle a dépensé à Fourchambault environ 4-5 milliards d'investissements de 1951 à 1959. Or cette implantation industrielle — exactement comme au début du XIXème celle de la grande entreprise Boigues à Fourchambault — s'est opérée sous la double pression du marché international et des techniques nouvelles.

L'A.C.M.A., en effet, a été implantée à Fourchambault pour exploiter une technique nouvelle étrangère, le «deux-roues» scooter, qui n'était fabriqué qu'en Italie; la société était italienne par les capitaux, par les cadres — ingénieurs et contremaîtres italiens transplantés à Fourchambault —. Une demande très importante de scooters existait en France, mais cette demande n'était pas encore formulée, et devait être créée par l'entreprise. Plutôt que d'exporter des scooters italiens, la firme Piaggio de Gênes préféra monter une usine en France afin d'éviter les entraves à l'importation : la création d'une grande usine à Fourchambault résulte donc d'un pari sur la demande et a été conçue a priori comme une spéculation à court ou moyen terme.

Or le choix de l'entrepreneur a dû être répété peu après dans des conditions identiques : dans la « conversion » de l'usine en fabrique d'automobiles, on retrouve la même exigence d'une technique nouvelle — la voiturette —, et la même anticipation d'une demande encore informulée. L'entrepreneur, abandonnant une spéculation rendue peu rentable par la concurrence et le déséquilibre du marché, s'est engagé dans une nouvelle anticipation. C'est ce double choix, — ce double pari — qui donne sa signification même à la croissance de l'entreprise.

Dans le cas de l'A.C.M.A. il ne s'agit pas à proprement parler de décentralisation industrielle, mais d'implantation de la grande entreprise dans un milieu industriel en crise. En effet, l'A.C.M.A. reprenait — pour un faible prix — les importantes installations de la S.N.C.A.C. qui avait fait faillite. Fourchambault offrait à la nouvelle société des avantages certains : des bâtiments et un outillage importants à bas prix, de bonnes voies de communications, de l'énergie bon marché, une main-d'œuvre disponible, experte, ayant derrière elle une longue tradition métallurgique constituaient autant de facteurs favorables à l'implantation.

L'entreprise dut subir certaines servitudes communes aux usines « installées dans la chlorophylle ». En particulier la position géographique de Fourchambault l'éloignait des marchés de vente et surtout des fournisseurs de matières premières et des sous-traitants : cet éloignement tendait à majorer sensiblement les prix de revient, sans qu'on puisse préciser dans quelles proportions. Le coût des investissements semble plus élevé en province. Enfin la séparation de l'usine et des services de direction installés à Paris — service commercial et service des achats — ne laissait pas, en dépit de liaisons quotidiennes, de provoquer quelques difficultés.

Les problèmes venaient également de la main-d'œuvre : l'usine avait repris les ouvriers de la S.N.C.A.C. en chômage, encadrés par des contremaîtres italiens. L'effectif passa de 900 en 1951 à 2 175 en 1957 et, au dire de l'entreprise, la tradition de grande entreprise et de production en grande série n'existait pas.

 

DÉCENTRALISATION INDUSTRIELLE EN NIVERNAIS
l'A.C.M.A. commença par débaucher — l'attrait des hauts salaires aidant — des ouvriers des autres usines de Fourchambault, alors en difficulté, puis recruta dans l'agglomération nivernaise ; l'aire de recrutement s'étendit considérablement et atteignit des villages éloignés de 40 à 45 km de Fourchambault, dans la Nièvre et de l'autre côté de la Loire, dans le Cher. Une main-d'œuvre rurale, jeune, mais peu exercée et dépourvue de traditions industrielles, entrait à l'usine pour la première fois, ce qui n'allait pas sans quelques inconvénients : c'est cette main-d'œuvre d'appoint qui devait supporter le poids de la crise industrielle, l'usine gardant les ouvriers les plus qualifiés.

Cette main-d'œuvre d'ouvriers-paysans semble avoir la première place dans la population ouvrière. Voici la répartition des qualifications :

5'% M2; 70% OS (43;% : OS1 — 27'% : OS2) ; 25% OP (11 % : OP1 — 13% : OP2 — 1 % OP3).
La formation des ouvriers n'excède pas le C.A.P. et l'usine ne forme pas d'apprentis.
Deux caractéristiques de cette main-d'œuvre : l’âge moyen du personnel est 29 ans. et 48% sont des célibataires.
Une politique sociale active a même été pratiquée par l'entreprise pour donner quelque stabilité à cette main-d'œuvre : le comité d'entreprise reçoit 2% des salaires (coopérative, société de secours mutuels), et le service médico-social, environ 5%. Signalons encore que les ouvriers prennent leurs repas à la cantine (prix : 100 F ; subvention de la société : 30 F). Les relations à l'intérieur des organisations professionnelles sont correctes et les adaptations nécessaires ont toujours lieu avec un minimum de frictions.
Le milieu ouvriers nivernais est demeuré fidèle aux traditions de petite ou moyenne entreprise et s'adapte mal à la production en grande série. Cette inadaptation est peu sensible en dehors des périodes de récession. Elle semble résulter des conditions particulières de croissance de la firme, et des problèmes de structure posés par cette croissance.

 

LA CROISSANCE DE LA FIRME

Dans les premières années (1951-1952) l'entreprise dut surmonter les premières difficultés d'installation, notamment les problèmes délicats du recrutement de la main-d'œuvre et de l'approvisionnement en matières premières (tôles, métaux non ferreux). Les résultats furent très favorables : en 1952 — première année de pleine fabrication — Fourchambault dépasse la moitié de la production française de scooters; la conjoncture de stabilité, l'importance de l'outillage mis en place expliquent la rapide extension de l'usine, qui commence à se rendre indépendante des sous-traitants et à exporter en Belgique, au Brésil, dans l'Union française. Industrie saisonnière, Fourchambault doit recourir aux crédits de campagne de banques françaises ou italiennes. En 1953 la production française de scooters augmente de 77'%, celle de l'A.C.M.A. de 67%; la concurrence devient plus vive, mais les résultats bruts d'exploitation sont de 562 millions, après amortissements de 245 millions, pour un capital (réserves comprises) d'environ 700 millions de francs.

 

L'A.C.M.A. constitue un puissant réseau commercial et publicitaire (les dépenses de publicité, foires, catalogues, expositions, démonstrations, augmentent considérablement), elle se préoccupe d'organiser les ventes à crédit de scooters, y consacrant une partie notable de ses réserves; un important programme social est élaboré : création d'un centre social, d'une société mutuelle, d'une coopérative et surtout construction de 100 logements ouvriers et d'une cité des cadres.

Cette période de fondation s'achève en 1954 : le recrutement de la main-d'œuvre se ralentit, l'accroissement de l'effectif n'est en 1954 que de 11 % contre 21 '% en 1953. La production plafonne, mais les ventes augmentent d'un tiers, contre 50 :% en 1953, cependant que les stocks s'accroissent; en décembre 1954, les prix de vente sont abaissés de 8% pour prévenir un ralentissement de la demande. Ce premier palier dans l'expansion est dû principalement à la place très importante prise sur le marché par les vélomoteurs et les cyclomoteurs, et surtout à la croissance trop rapide de la production française de scooters : tout le monde veut faire du scooter, et certaines expériences se soldent par des échecs ; en 1954 on fabrique 92000 scooters (dont 44000 Vespas), mais on n'en vend que 76 000 : le ralentissement industriel et commercial de 1953-1954 limite la demande. Cependant les bénéfices d'exploitation de l'A.C.M.A. sont en accroissement : ils atteignent 926 millions en 1954 (avant prélèvement de l'impôt sur les sociétés) après 225 millions d'amortissements : la progression est de 65 '%, alors que les ventes ne se sont accrues que de 30'% environ, et une grande partie de bénéfices est mise en réserve, pour « aménager » en particulier le crédit. Il semble qu'un gros effort d'abaissement des prix de revient ait été réalisé.

C'est dans cette voie que l'entreprise s'engage en 1955 : la baisse du prix de vente, l'effort de publicité ne pouvaient être que des palliatifs temporaires de la crise annoncée. La production s'accroît de 28%, mais les ventes seulement de 10 % ; la part de Fourchambault dans la production française n'est plus que de 40% contre 47 en 1954.

Fourchambault tente de lancer un modèle de 150 cm3 dont la fabrication reste limitée. Les résultats financiers sont relativement favorables, les bénéfices d'exploitation demeurent identiques; on met cependant 550 millions en réserve et un important effort d'investissement est entrepris, principalement pour le renouvellement de l'outillage et la construction de bâtiments. Il semble bien que dès cette époque, devant l'évolution du marché, la décision soit prise d'amorcer le virage vers la fabrication d'automobiles « Vespa 400 » sur lesquelles des recherches étaient menées en Italie depuis 1952 : en juin 1956 le prototype était déjà réalisé à Fourchambault.

Cette nouvelle fabrication allait absorber la plus grande partie des réserves de la société. Précisément la crise du scooter s'accentue : en 1956 la production plafonne, les ventes fléchissent légèrement, et les bénéfices d'exploitation diminuent de 12%.

 

LE DÉSÉQUILIBRE DU MARCHÉ

En 1957 la situation s'aggrave : les stocks continuent de s'accumuler, la production recule ; la Vespa représente encore la moitié de la production française. Les causes de cette crise sont multiples et de valeur très inégale. On a mis en avant le rappel des jeunes en Algérie, le maintien du contingent sous les drapeaux, les difficultés d'approvisionnement en carburant après Suez : mais il ne s'agit là que de causes très temporaires et de faible importance. Plus graves paraissent l'obligation du permis de conduire pour les motocycles de 50 à 125 cm3 et l'augmentation de la taxe à la valeur ajoutée qui passe de 19,5,% à 25% en août et à 27,5'% en décembre 1957.

Cette augmentation des impôts indirects et les mesures prises par le Conseil national du Crédit en 1957 pour lutter contre l'inflation freinèrent sérieusement la demande de scooters. La réglementation des ventes à crédit (juillet 1956) et la limitation des délais visaient à assainir le marché : un rapport du Conseil économique n'affirmait-il pas que des taux de 100'% n'étaient pas rares dans le domaine de motocycle ? En avril et en août 1957 le Conseil national du crédit décida de ramener la durée de remboursement des crédits de 18 à 12 mois et d'augmenter le versement initial de 25 à 35:% des prix d'achat. Aussi les encours sur les véhicules à deux roues (pour toute la France) tombèrent de moitié, passant de 10,3 milliards fin 1955, à 8 fin 1956 et à 5 fin 1957.

De nouveaux scooters ont fait leur apparition sur le marché : le Lambretta 175 cm3 (qui est un concurrent dangereux pour le 150 cm3), le Peugeot, le Manurhin fabriqué à Mulhouse et dont le prix d'achat est inférieur du tiers à celui de la Vespa (47) ; en juillet 1958 on annonçait qu'un accord avait été passé entre Manurhin et Auto-Union, qui abandonnait à la firme française la construction du scooter D.K.W.

En second lieu la demande semble se détacher du scooter pour se porter sur les motocycles de très faible cylindrée : on sait l'extraordinaire expansion des cyclomoteurs dont la production passe de 2 000 en 1946 à 904 000 en 1957 : le cyclomoteur est « seul, par sa définition technique, apte à toucher toutes les couches de la population et, par sa gamme de prix (de 30 à 100000 F), apte à toucher toutes les couches de consommateurs » : point n'est besoin pour un cyclomoteur de permis de conduire, ni d'assurance onéreuse; or depuis 1955 le coût des assurances pour scooter s'était accru considérablement, atteignant 25-30 000 F en 1958 (49). La désaffection certaine du public suffit à expliquer la chute de la demande sans qu'il soit nécessaire d'incriminer l'intervention de l'Etat : les statistiques prouvent suffisamment le fait.

D'autres causes doivent cependant être envisagées pour expliquer la gravité de la crise, en particulier la concurrence très importante faite auprès des jeunes par les petites voitures 4 CV Renault et 2 CV Citroën — et par les voitures d'occasion : le scooter ne sert que de transition et la transition doit être la plus brève possible. C'est ce qui explique l'importance prise par le marché d'occasion des Vespas, due en partie à cette concurrence des voitures. En 1956 98 000 scooters neufs furent immatriculés (contre 110000 en 1955) et 67000 scooters d'occasion (contre 41000 en 1955) : les scooters neufs ont diminué de 11%, les scooters d'occasion ont progressé de 62 % ; dans les douze départements où on a vendu plus de 2 000 scooters neufs, c'est-à-dire les départements à forte population, on a immatriculé 3 scooters d'occasion pour 4 neufs, contre 2 pour 3 dans toute la France. L'importance de ce marché d'occasion — qui semble mal connu — est sans doute une des causes principales de la crise.

On ne saurait trop souligner le rôle du prix du scooter dans la chute des ventes : la Vespa valait 137000 F en 1951-1952, 142000 de décembre 1952 à décembre 1954; de 1955 à 1958 elle remonte de 132000 F à 157000 F de façon presque continue, soit une hausse de 18%; or les débours de l'acheteur comprennent également le permis, les accessoires, l'assurance, des frais divers : la mise de fonds atteint presque 200 000 F. Les fluctuations du pouvoir d'achat de la clientèle de scooters — clientèle jeune, classes moyennes et ouvrières — n'ont pas favorisé les ventes : la hausse des prix alimentaires freinait la formation de l'épargne nécessaire et les enquêtes sur l'évolution de la consommation ouvrière indiquaient nettement la chute probable des ventes. Face à la mévente et en dépit de la concurrence, le modèle de l'A.C.M.A. avait très peu changé, les perfectionnements techniques avaient été minimes : routine, inertie de l'entreprise ? Assurément la décision prise par la société de s'orienter vers la fabrication de petites voitures n'est pas étrangère à cet immobilisme.

La chute des ventes s'aggrava à l'automne 1957 et au printemps 1958 : de janvier à juin on vendit 11 700 scooters contre 30800 l'année précédente pendant la même période. Les stocks atteignaient (officiellement) 20 000 scooters, soit cinq mois de production. La durée de travail fut ramenée en juin de 48 à 40 heures. En juillet, la direction de l'A.C.M.A. annonça sa décision de fermer les portes de l'usine de scooters après les congés payés, jusqu'à résorption des stocks ; 1 250 ouvriers sur 2 512 seraient conservés pour les chaînes de fabrication de la Vespa 400. L'usine licencia d'abord les femmes mariées, les ouvriers âgés de plus de 65 ans, les retraités, puis les manœuvres, les ouvriers les plus récemment entrés à l'usine. En octobre 1958, pour les 1450 ouvriers restants, la semaine était ramenée à 32 heures, et on ne prévoyait pas de reprise de la fabrication avant mars 1959.

 

La crise était générale dans l'industrie nivernaise : la fabrique de réfrigérateurs de la Thomson-Houston, atteinte elle aussi par les restrictions de la vente à crédit, dut réduire la durée du travail et diminuer son effectif de 1 000 personnes. La Fonderie Faure ne travaillait plus en octobre 1958 que 24 heures par semaine. Aussi le reclassement des licenciés de l'A.C.M.A, apparaissait-il assez difficile; cependant la main-d'œuvre rurale recrutée récemment par l'usine semble avoir pu retrouver sa place dans les exploitations agricoles.
En dépit de tous les licenciements, il n'existait en octobre 1958 que 600 demandes d'emploi (dont 244 hommes) non satisfaites pour toute la Nièvre.

La crise avait des origines profondes et l'intervention de l'Etat qui abaissa la TVA n'y pouvait rien. La désaffection vis-à-vis du scooter était générale. La fermeture temporaire de l'usine de Fourchambault ne faisait que reculer le problème, qui apparaissait sous une forme triple :

commerciale : le marché paraît durablement saturé ;

financière : les prix du scooter Vespa sont trop élevés par rapport aux prix de ses homologues, Vespas italienne  ou belge de qualité identique ;

technique : la concurrence de nouveaux modèles (tels le Manurhin) rend nécessaires des améliorations techniques, qui exigent d'importants délais.

On pouvait se demander dans ces conditions si l'arrêt de la fabrication des scooters, présenté par la Société comme provisoire, ne prenait pas le caractère d'une mesure définitive. L'A.C.M.A. n'avait-elle pas l'intention de « décrocher » et de se consacrer exclusivement à la fabrication de Vespa 400 ? L'outillage devait facilement se reconvertir pour des chaînes automobiles; rappelons que les bénéfices réalisés sur les scooters avaient servi principalement à financer le démarrage des chaînes de voitures. On aurait donc assisté simplement à un transfert d'investissement et à une reconversion en fabrique d'automobiles. Les meilleurs ouvriers auraient été gardés pour les chaînes de voitures. Il paraissait difficile de tenter des améliorations du scooter sur un marché en crise, et la libération des échanges de décembre 1958, qui atteignait 100 % pour les scooters, n'était pas faite pour encourager de nouveaux investissements.

 

LE CHOIX DE L'ENTREPRENEUR

On peut s'étonner qu'une fabrique de scooters se soit orientée vers la fabrication de voitures de faible cylindrée. L'exemple de l'A.C.M.A. n'est pas unique : on trouverait de telles conversions en Allemagne. L'A.C.M.A. bénéficiait des expériences et recherches menées par la firme Piaggio depuis plusieurs années : c'était un atout considérable. Piaggio craignait de lancer un modèle de petite voiture sur le marché italien, par crainte de la Fiat qui annonçait depuis longtemps son intention de lancer une voiture de petite cylindrée (Fiat 500). La Société Piaggio décida de réaliser son modèle en France, et la perspective de l'ouverture du Marché commun ne semble pas étrangère à cette décision.

Le calcul des entrepreneurs était simple : il existait une demande potentielle de petites voitures qui n'avait pu être satisfaite par les voiturettes existantes, Isetta, Mochet ou Goggomobile. Un modèle intermédiaire entre la voiture et la voiturette avait des chances de s'imposer à une clientèle sensible au bas prix d'achat de la voiture, aux économies de parking, d'entretien et de consommation qu'elle permettrait de réaliser. Il s'agissait essentiellement d'une clientèle jeune et principalement urbaine : le calcul de la Vespa était assez identique à celui sur lequel reposait le succès de la 2 CV Citroën. Mais une telle clientèle est exigeante sur les qualités techniques de la voiture (robustesse, «nervosité»), sur la présentation et surtout — en période de récession et d'instabilité des prix — sensible aux prix : le modèle prévu ne devait pas dépasser les 400-450000 F de ses concurrents les plus proches.

Il fallait donc atteindre une couche d'acheteurs qui n'avait pas encore pu être touchée par l'automobile, et non de concurrencer (au moins en principe) les firmes traditionnelles. Or en dépit d'une certaine lourdeur, le marché offrait des perspectives intéressantes. En 1958 les modèles 4 CV Renault et 2 CV Citroën dataient de 10-11 ans. Le renouvellement du parc automobile ancien devenait une nécessité, 30% du parc dataient d'avant 1939... L'on pouvait escompter l'arrivée proche d'une nouvelle clientèle jeune, celle des «vingt ans en 1960-1965» : le jeune homme qui aurait eu sa Vespa à 16 ans en 1956, calculait-on, achèterait sa Vespa 400 en 1960-1962. Enfin, l'usage de la «seconde voiture», à la ville comme à la campagne, devait se répandre de plus en plus dans les années à venir et amener au nouveau modèle une nouvelle clientèle féminine.

Entre le scooter et la « Dauphine », une place était donc à prendre. Or le marché semblait s'orienter vers la « petite voiture » : le salon de 1957 — où fut présentée la Vespa 400 — fut baptisé Salon de la voiturette.
Dans la lutte qui s'annonçait, la firme A.C.M.A. possédait de sérieux avantages. Elle avait commencé ses recherches très tôt — dès 1952 — et elle «prenait le virage» dès la fin de 1955. L'usine devait être jumelée avec la fabrique des scooters : nombre de machines-outils, de méthodes de travail étaient identiques, certaines pièces interchangeables. Au moment où s'annonçait une crise du marché du scooter, il pouvait paraître tentant de «reconvertir» l'usine au moins partiellement; les bénéfices réalisés sur les scooters permettaient de réaliser les premiers investissements : pour une capacité de 100 voitures par jour, il faut compter deux milliards d'investissements. Enfin la Vespa 400 devait bénéficier du réseau commercial du scooter (concessionnaires de vente, réparations, clubs Vespa) et de l'aura publicitaire de la marque Vespa; elle ne serait pas limitée comme le scooter par l'interdiction d'exporter hors de l'Union française.

Fourchambault devait être seul à fabriquer la 2 CV Vespa, et le Marché commun, pensait-on, ne pouvait que lui profiter.

Ces éléments expliquent la rapidité de la mise en route de la fabrication. Dès 1955-1956 la plus grande partie des investissements de l'entreprise sont consacrés à la construction — près de l'usine de scooters — de la nouvelle usine d'automobiles. En juin 1957 la première chaîne commençait à fonctionner, en 1958 une seconde est mise en activité; on prévoyait une sortie de 100 Vespa 400 par jour, on annonçait le doublement de la production pour un proche avenir.

En fait la direction de l'usine dut faire face à un certain nombre de problèmes difficiles à résoudre. Localisation de Fourchambault, coût élevé des frais de transport, manque de main-d'œuvre, obligation de recourir à des sous-traitants éloignés, autant de facteurs qui limitaient le développement de l'usine. En particulier, il fallait recruter la main-d'œuvre au loin, la former, la fixer : on craignait fortement d'en manquer, et en mars 1958 on calculait que pour dépasser 3 000 ouvriers, l'A.C.M.A. devait recruter à 100 kilomètres à la ronde. En second lieu, l'A.C.M.A. n'avait aucune expérience en matière de fabrication ou de vente d'automobiles : or il faut du temps pour lancer un modèle d'automobile, et l'on sait les difficultés rencontrées au début par la 4 CV Renault ou la 2 CV Citroën. Dans les premiers mois de la fabrication, il y eut maintes déceptions et les modèles vendus en 1957 et 1958 manquaient, semble-t-il, de la finition nécessaire : heureusement la firme honorait « avec une exceptionnelle libéralité » sa garantie. En troisième lieu, même en tenant compte de l'arrivée de nouvelles couches de consommateurs et de la hausse du pouvoir d'achat, une production de 200-300 voitures par jour (soit 70 à 100 000 voitures par an) devait conduire rapidement, semble-t-il, à une saturation du marché potentiel. La concurrence provoquait un problème de prix : ceux de la Vespa 400 (350000 et 375 000 F) demeuraient élevés, la diminution de la cylindrée n'entraînant pas une diminution proportionnelle du prix de revient : la Vespa 400 représentait 60 heures de travail, presque autant qu'une automobile classique, et compte tenu de l'amortissement des installations et de l'importance des capitaux engagés, il paraissait difficile de réaliser une baisse importante des prix.
 

La vie des affaires est trop complexe pour que l'on puisse prévoir une évolution certaine : limitée à une entreprise, la prévision a des bornes étroites. La croissance d'une entreprise comme l'A.C.M.A. obéit à des règles organiques. Sa rentabilité est étroitement liée à un marché mal connu et fortement concurrentiel, et son développement, à sa capacité d'autofinancement, le recours au marché financier étant pour le moment écarté. La stratégie de l'entreprise semble donc se heurter à d'étroites limites. Mais précisément l'exemple de la conversion de l'A.C.M.A. vers la voiturette nous montre combien la liberté de jeu de l'entrepreneur échappe à la prévision, combien la décision de l'investisseur, apparemment, est indépendante de tout déterminisme.

 

Décembre 1958 - Gy THUILLIER

Extraits de : Croissance de la grande entreprise et décentralisation industrielle. Un exemple nivernais (1952-1958) 

Guy Thuillier - Revue économique  Année 1959 - Volume 10, numéro 3 /pp. 404-427

ACMA - Fourchambault, Nièvre, France

Rédigé par education-programme

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